Se souvenir, c’est une façon de créer

Entretien

Se souvenir, c’est une façon de créer

Entretien avec Pascal Rambert autour de Mon absente

Pouvez-vous nous parler de l’origine de la pièce Mon absente ?

L’idée de Mon absente est née d’une discussion avec Stanislas Nordey. J’allais quitter Avignon après les représentations d’Architecture (2019) ; je partais pour Lima où j’allais préparer la version péruvienne de Sœurs. Il me dit : « J’aimerais que tu écrives pour les actrices et acteurs associés du TNS. » J’ai trouvé cette idée enthousiasmante. Quand les voyages en avion sont longs, c’est l’occasion pour moi de rêvasser pendant plusieurs heures ; j’ai alors repensé à sa proposition et une personne manquait cruellement : Véronique Nordey*. J’avais toujours eu très envie de travailler avec elle, mais cela ne s’était pas fait. En descendant de l’avion, j’avais trouvé le titre : Mon absente.

Après Lima, je passais par le Mexique, pour préparer la création de Desaparecer : l’histoire d’un jeune homme cinéaste qui disparaît dans le désert de Sonora au Mexique et dont toute la famille recompose peu ou prou l’existence, au travers des souvenirs. Je me suis dit que j’allais aussi, dans Mon absente, travailler sur la disparition et le souvenir − ce qui signifie donner un visage à l’absence. Lorsqu’une personne disparaît, il y a toujours l’espace du souvenir qui s’ouvre, le désir de reconstituer les moments passés ensemble, les paroles échangées… C’est ce dont il est question ici. Mon absente est ce qu’on peut appeler un au revoir où l’on reconstitue la figure d’une personne qu’on a aimée. C’est un Bardo Thödol contemporain, le livre tibétain des morts.

* Actrice associée au TNS à partir de 2014, décédée en novembre 2017.

Votre impulsion première était liée à l’absence de Véronique Nordey. Comment les choses ont-elles évolué depuis ?

Le temps a passé et je me suis distancié de ce point de départ. Dans la pièce, il n’est pas question de la vie de Véronique, ni de celle de Stanislas − encore moins du rapport entre eux. D’ailleurs, je n’écris jamais sur la vie personnelle des acteurs. Une chose est restée : le lien à l’Afrique. Le père de Véronique − le grand-père de Stanislas − était noir. Ces dernières années, je suis allé plusieurs fois en Afrique − surtout au Burkina Faso. L’Afrique est entrée dans mon travail et sa présence s’affirme dans Mon absente.

Dans Mon absente, il y a justement des souvenirs d’état de guerre en Afrique. Faites-vous référence à un événement particulier ?

Malheureusement, je n’ai pas pensé à un événement précis mais à ce qui est récurrent au sud du Mali, au nord et à l’ouest du Burkina Faso : des groupes djihadistes s’attaquent régulièrement aux instituteurs, agriculteurs, villageois… le pays a connu en un an deux coups d’État, en janvier et septembre, parce qu’il est reproché aux gens au pouvoir de ne pas arriver à contenir les mouvements djihadistes − ce qui d’ailleurs est vrai. Depuis 2015, le nombre d’attaques est exponentiel. En 2018 déjà, j’avais sillonné la ville de Ouagadougou en mobylette et, en passant à la périphérie, il y avait plus d’un million de personnes massées là, des « déplacés », venant pour la plupart du nord et de l’ouest du pays pour fuir les djihadistes. J’ai été très marqué par ça. Et je parle ici du Burkina mais cela concerne de plus en plus de régions en Afrique. Dans la pièce, l’absente a vécu et rencontré des gens vivant en Afrique de l’Ouest francophone : au Mali, au Burkina Faso mais aussi au Niger et au Bénin.

« Lorsqu'on se souvient, on est soi-même, en quelque sorte, un "créateur". Quand je parle avec ma mère du passé, nos souvenirs diffèrent systématiquement. J’aime cet écart. »

Vous utilisez le procédé littéraire qui consiste à faire se confronter différents points de vue sur la personne disparue… 

Quand j’ai écrit Ghosts, qui s’est créé à Taïwan (2017), l’idée était la même : reconstituer, dans la mémoire des autres, la présence − ou l’absence − d’une personne, avec toutes les contradictions que cela implique. J’aime l’idée de présenter des personnages dont on pourrait dire que « chacun voit midi à sa porte », qui ne sont pas conscients de leur aveuglement − de ce qui nous paraît évident quand nous sommes en face d’eux dans la salle. J’aime jouer sur les différences de point de vue, je l’ai toujours fait − c’est un des fondamentaux du théâtre. Dans Mon absente, il y a à la fois des adresses à la morte et des échanges. Comme les souvenirs sont tous contradictoires, on est dans la recomposition impossible du souvenir. Pour moi, cela parle éminemment de ce qu’est la fiction. Lorsqu'on se souvient, on est soi-même, en quelque sorte, un « créateur ». Quand je parle avec ma mère du passé − même de choses banales −, nos souvenirs diffèrent systématiquement. J’aime cet écart. Parce que dans cet écart, se tient une partie de la création. Se souvenir, c’est une façon de créer. C’est cela aussi que l’on entend dans Mon absente : les personnages ont refabriqué une histoire personnelle autour de l’absente. C’est en partie l’origine des turbulences en eux et entre eux. 

Les personnages que vous écrivez sont face à la fin d’une utopie, ou en tout cas une aspiration forte qui s’effondre, une perte ou un échec. Est-ce que la mort de l’absente symbolise quelque chose de cet ordre-là ? 

Oui, il est fortement question de la mort d’illusions. C’est souvent présent et d’autant plus avec ce que nous sommes en train de vivre : la guerre à nos portes. Il y a un frémissement que j’avais identifié, Architecture finissait par cette phrase : « Il va falloir se préparer à des temps auxquels on n’avait pas pensé. » Ce n’était pas à proprement parler le sujet des pièces, mais Architecture comme Répétition pointaient cette menace : il devient de plus en plus incertain que l’Europe dans laquelle vous et moi sommes nés en notre temps, va rester l’espace qu’ont construit nos grands-parents, à savoir un espace de paix et de démocratie. Cela m’obsède depuis longtemps. Alors forcément, j’en rends compte de façon récurrente dans mes pièces. Répétition parlait clairement de la désillusion des utopies socialistes. Dans Architecture, les personnages étaient pris dans un maelström et passaient leur temps à quitter un endroit pour un autre. (…)

Quand je parle avec ma mère, elle me dit que les images qu’elle voit actuellement de l’Ukraine lui rappellent ce qu’elle a vécu pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour les gens de sa génération, quelque chose de traumatique remonte à la surface. Cette guerre nous rappelle la fragilité du monde dans lequel nous vivons. En Europe, nous avons eu la chance de grandir dans du coton − je veux dire, par rapport à des gens qui ont connu la guerre ou la faim ou la dictature. (…) J’ai côtoyé des gens qui se retrouvaient dans des situations terribles. Mes amis syriens avec qui j’ai créé Gilgamesh en 2000 au Festival d’Avignon se sont tous exilés… Depuis le début de notre entretien, je parle beaucoup de la guerre, plus que de la pièce, mais je ne peux pas ne pas laisser entrer le réel. En tant qu’écrivain, en tant que personne, je ne sais pas faire autrement. Même s’il n’est pas du tout question dans Mon absente de parler de l’Ukraine, ce que j’écris se trouve forcément modifié, cabossé, atteint − comme je le suis. Je suis forcément déplacé.

Propos recueillis par Fanny Mentré, pour le Théâtre National de Strasbourg, en mars 2023.

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